© Christian Bujold 2014..

FADE- Prague- Performance Crossing- 26 au 28 avril 2018

Initialement, je souhaitais reprendre un élément d’une performance réalisée à Edmonton dans le cadre du festival Visualeyez en 2015, soit rester immobile sous un drap dans un espace public durant 1 heure Pour Performance Crossing, je reprenais cette action sur trois jours en raison de 5 à 6 heures par jours. Ayant des doutes sur la couleur blanche du drap que je souhaitais utiliser à la fois quant à l’image peut-être trop stéréotypée du fantôme ainsi que du rapprochement avec l’esthétique KKK, je me suis procuré trois draps : un blanc, un gris et un noir. Ce fait, relativement banal en apparence, a provoqué un changement fondamental. Me retrouvant avec trois draps au lieu d’un seul, l’idée d’une progression, du passage d’un état à un autre s’est imposée. À partir de ce constat il me semblait inadéquat de garder l’idée originale d’une action passive et j’ai commencé à réfléchir à une séquence narrative qui s’est incarnée par le principe du dégradé (Du blanc au noir en passant par un gris moyen).

La mort restait un thème central pour ce travail, notamment par l’incarnation de la figure du fantôme et par l’idée, telle que mentionnée, du passage d’un état à un autre soit du passage de la vie vers la mort, ou d’un ‘’type’’ de présence vers une ‘’absence’’ du corps.

En terme d’inspirations et d’intentions concernant les actions spécifiques que je souhaitais développer, je me suis directement inspiré de l’artiste américaine Marilyn Arsem pour son rapport au temps et aux développement dans la durée de ses actions plutôt minimalistes, de Sandrine Schaefer, de Boston, similairement pour l’encrage de ses actions dans la durée, mais aussi pour l’aspect cyclique et séquentiel des éléments constituant ses performances et finalement de John Court, artiste anglais et finlandais pour des raisons similaires à Arsem et Schaefer, mais plus particulièrement en ce qui à trait à l’intégration d’efforts physiques considérables. Ainsi, j’ai développé une performance en trois étapes incluant différentes actions et séquences narratives selon une approche in situ dans trois lieux extérieurs de Prague. Ces étapes présentaient le passage d’un état à un autre par des actions minimalistes séquentielles se développant dans la durée et impliquant un effort physique substantiel.

Le titre de l’œuvre (incluant ses sous-titres) s’est déterminé sur place. L’usage du terme anglais ‘’fade’’ s’est imposé par le double sens qu’il implique, soit ‘’dégradé’’ et ‘’effacement’’ ou ‘’disparition’’. Dans le cadre d’une approche in situ, il m’apparaît important de spécifier que chacune des actions était déterminée sur place, en considération de mes intentions, après avoir visité les lieux choisis. Il était primordial que chacune des étapes prennent place comme un réponse aux lieux spécifiques dans lesquels j’allais me retrouver.

FADE (TO WHITE)
La première performance a eu lieu au Métronome de Prague : une sculpture monumentale située sur un socle gigantesque dans le parc Letná représentant un métronome géant surplombant la rivière Vltava et offrant un point de vue spectaculaire sur la vielle ville de Prague. L’aiguille géante du métronome se déplace lentement, effectuant un aller-retour en près de trente secondes. L’endroit était idéal. La sculpture marquant doucement le temps dans un grondement mécanique soutenu au centre d’une place publique pavée étrangement concave faisait en sorte qu’en se plaçant à l’extrémité est de la place et en gardant le métronome à la gauche, il était impossible de voir le sol de l’extrémité ouest. De plus, avant qu’elle soit remplacée par le Métronome, ce lieu était l’emplacement de la plus imposante statue représentant Lénine jamais construite. Elle fut détruite en 1962 et remplacée par le monument actuel en 1991.

Ainsi, l’idée d’un déplacement de l’est à l’ouest s’est imposée. J’ai conçu une action de déplacement linéaire dans laquelle j’allais graduellement passer du noir, au gris, au blanc.
Séquence d’actions :

-Je place les trois drap (dans l’ordre d’est en ouest : noir-gris-blanc) au sol, régulièrement, en suivant une trajectoire linéaire. Sous les draps gris et blancs j’installe une pile de charbon de bois, de sorte que les piles sont recouvertes par les draps.

-Je retire une brique de pavé et la conserve dans ma main.

-Au sol, j’utilise une brique de charbon pour inscrire FADE (TO WHITE).

-Je m’allonge sous le drap noir et y reste couché pour une quinzaine de minutes.

-Lentement je me relève en restant sous le drap, je reste debout un moment.

-Sous le drap, muni d’un système de son bluetooth, Je démarre une piste sonore dans laquelle on peut entendre un mélange de voix répétant en boucle : « zmizet, zapomenout », ce qui, en français signifie : d’être oublié, de disparaître.

-J’entame un lent déplacement vers le drap gris où à chaque pas je me penche au sol et écrase une brique de charbon violemment à l’aide de la brique de pavé afin de créer, tout au long du déplacement, une trace de poussière noire.

-Arrivé au drap gris, je me glisse doucement sous ce dernier, prenant soin de ne pas apparaître. Je tire le drap noir, place toutes la pile de charbon dessus, fait un baluchon avec le drap noir contenant
maintenant le charbon, l’abandonne sur place et continue ma trajectoire, cependant sous le drap gris.

-J’effectue la même série d’actions en me dirigeant vers le drap blanc, passant cette fois du gris au blanc.

-Je termine l’action au bout de 5 heures en me glissant hors du drap blanc au bout de la place publique.

FADE (TO GREY(AREA(LIMBO(ETC.))))

Avec FADE (to white), j’installais les bases du reste de la performance en termes de matériaux et d’attitude, particulièrement en ce qui a trait à l’idée du passage d’un état à l’autre (au blanc, au gris, au noir). Or, pour suivre cette logique, la deuxième performance constituant ce corpus qui avais lieu le lendemain devait être le passage au gris. La tête (et le cahier) plein d’idées et de croquis, il me restait encore à organiser toute cette matière foisonnante et chaotique et pour dire la vérité, j’éprouvais beaucoup de difficulté et je n’arrivais pas à trouver une logique aussi cohérente que durant la journée précédente. C’est en réfléchissant au gris que j’en suis venu à accepter cet état d’indécision comme élément structurel, notamment en relation avec l’expression zone grise.

J’ai ainsi travaillé le sous-titre de ce chapitre comme un indicateur d’indécision et de possibilités, tout en faisant référence à la mort avec le terme limbo (de limbes) qui représente, selon la mythologie catholique, un espace de l’au-delà où les âmes peuvent racheter leurs mauvaises conduites pour ainsi accéder au paradis, le cas échéant les forçant à errer éternellement sur terre sous la forme de spectres.
J’ai choisi un très grand espace pavé aux abords du Výstavišt? Praha, un centre d’exposition et de congrès, qui, contrairement au métronome, ne représente pas une destination en elle-même, mais un lieu de passage continuel où les gens vont et viennent d’une extrémité à l’autre sans s’arrêter. Conséquemment, le lien avec le concept des limbes résonnait bien dans ce lieu spécifique.

En termes de mise en espace, j’ai décidé d’occuper tout l’espace en situant les matériaux dont j’avais besoin aux deux extrémités de la place (qui devait faire dans les 200-300 mètres), ce qui allait provoquer pour moi une très grande quantité d’aller-retours, qui, selon ma propre logique, marquait l’idée d’indécision et d’emprisonnement dans la zone grise. Contrairement à (TO WHITE), mes déplacements sont rapides et plus naturels, je laisse transparaître le fait que je prends des décisions en direct.

Séquence d’actions :

-Je place les baluchons remplis de charbon que j’avais conservé de la veille (le gris et le noir) aux deux extrémités de la place.

-J’inscris le titre au sol à l’aide d’une brique de charbon.

-À l’aide d’une grande tige de métal, je gratte le sol et retire une brique de pavé.

-Je me dirige vers le premier baluchon, le frappe énergiquement à l’aide de la brique de pavé et le fracasse agressivement au sol afin de transformer les briques de charbon en poussière.

-Je me dirige vers l’autre baluchon et procède de la même façon.

-Je retourne au premier baluchon et tente de le soulever avec la barre de métal (ce qui sera beaucoup plus difficile que le l’avais envisagé).

-Après un moment, je réussis à transporter le drap rempli de poussière de charbon jusqu’à l’autre extrémité, demande un briquet à quelqu’un qui assistait à la performance, brûle le dessous du drap afin de créer un petit trou duquel s’échappera la poussière de charbon.

-J’entame des aller-retours entre les extrémités de la place prenant soin de marquer le trajet en transportant le baluchon qui se vidait graduellement.

Mon intention était de procéder à ces aller-retours jusqu’à la fin du temps que je m’étais imparti, soit environ 5 heures. Par contre, très irrités par ma présence, des gardiens du Výstavišt? Praha ont agressivement mis fin à la performance en appelant la police.

Comme suite à l’intervention policière, j’ai dû, avec l’aide de bénévoles du festival, nettoyer les traces de charbon, incluant le titre de la performance, ce qui, à mon avis, représente une conclusion tout-à-fait appropriée compte tenu de la nature de ma performance.

FADE (TO BLACK) (SHADOW)

Pour la dernière intervention, j’ai choisi un parc public beaucoup moins hostile situé aux abords du Musée Kampa. L’ambiance du parc est radicalement différente des autres endroits. Il s’agit d’un lieu de verdure où les familles et les touristes s’arrêtent pour pique-niquer et faire la sieste. Ce qui m’a intéressé dans ce lieu n’est pas l’utilisation qu’on en faisait, mais plutôt la présence de deux vielles sculptures représentant des figures féminines radicalement différentes en termes de style et assez éloignées l’une de l’autre. Intuitivement intéressé par ces deux représentations, j’ai décidé de laisser tomber l’idée d’une performance de longue durée pour un parcours qui relierait les sculptures en question.

Je suis intéressé depuis quelque temps par la projection d’ombres par la lumière du soleil et conséquemment par la silhouette dédoublée du corps qu’elle produit. Dans la performance que je m’apprêtais à réaliser, trois figures humaines allaient se côtoyer, projetant aussi leurs ombres. La performance avait lieu en plein jour et les deux sculptures avait des tailles relativement proportionnelles au corps humain. Ainsi, l’ombre est devenu l’élément central du passage au noir.

Séquence d’actions :

-Je place un baluchon composé du drap blanc rempli de poussière de charbon devant la première sculpture.

-Devant cette dernière, j’inscris FADE (TO BLACK) (SHADOW) sur le sol ainsi que Zmizet, Zapomenaout (de disparaître, d’être oublié) avec une brique de charbon.

-J’ouvre le baluchon, révélant son contenu.

-J’attache un coin du drap à chacune de mes chevilles et commence à marcher doucement vers la seconde sculpture en trainant le drap derrière moi. Tout au long du parcours, la poussière de charbon ainsi que les morceaux intacts tombent graduellement au sol, laissant derrière moi une grande trace de poussière et de débris.

-Environ 20 mètres plus loin, j’arrête devant la seconde sculpture, détache le drap et inscris Zmizet, Zapomenout sur le sol, toujours avec une brique de charbon.

-J’abandonne le drap blanc et retrouve le noir, que j’avais préalablement caché près de la seconde sculpture. Ce dernier ne contient pas de charbon (car il s’était complètement vidé la journée précédente).

-J’attache une extrémité du drap noir à chacune de mes chevilles et rebrousse chemin vers la première sculpture.

-Tout le long du parcours, je ramasse les débris que j’avais précédemment laissé et les replace sur le drap noir trainant derrière moi.

-Une fois de retour à moi point de départ, tout prêt de la première sculpture, je détache le drap noir de mes chevilles, déverse son contenu sur le sol et le secoue énergiquement, créant ainsi un nuage de poussière noir.

Il est à noter que je n’étais pas le seul à performer en ce lieu. N’étant pas satisfait de son espace prédéterminé par le festival, Davide De Lillis s’est joint à moi pour présenter sa performance. Cette dynamique à créer beaucoup de curiosité chez les gens qui, au lieu de se sentir dérangés par les actions ont plutôt montré beaucoup d’intérêt et de curiosité.